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Le lendemain matin, Paul se trouvait assis dans le lit, adossé à une pile d’oreillers, une tasse de café à la main et ne cessant de jeter des coups d’œil aux marques sur le montant de la porte avec ce regard coupable d’un meurtrier qui vient de découvrir une tache de sang sur un vêtement dont il a négligé de se débarrasser. Annie entra soudain précipitamment dans la chambre, l’œil agrandi, exorbité. Elle tenait un chiffon à poussière dans une main et dans l’autre (Paul n’en crut pas ses yeux) une paire de menottes.

« Qu’est-ce- »

C’est tout ce qu’il eut le temps de dire. Elle le saisit avec une vigueur qui trahissait sa panique et l’assit bien droit dans le lit. La douleur – pour la première fois depuis des jours – fulgura dans ses jambes et il cria. La tasse de café lui échappa des mains et alla se fracasser sur le sol. On n’arrête pas de casser le matériel, ici, songea-t-il. Puis : Elle a vu les marques. Bien entendu. Il y a probablement longtemps. C’était la seule façon dont il pouvait expliquer son bizarre comportement – elle avait vu les marques, en fin de compte, et c’était là le commencement de quelque nouvelle et spectaculaire punition.

« La ferme, idiot », siffla-t-elle tandis qu’elle lui clouait les mains derrière le dos ; et en même temps qu’il entendait le cliquetis des menottes qui se refermaient, lui parvint le bruit d’une voiture qui s’engageait dans l’allée de la ferme.

Il ouvrit la bouche, avec l’intention de parler ou peut-être de se remettre à crier, et elle lui fourra un chiffon dedans avant qu’il eût le temps de faire l’un ou l’autre. Il s’en dégageait un goût immonde de produit d’entretien ménager, Pliz ou autre.

« Et surtout pas un bruit », dit-elle. Penchée sur lui, elle lui tenait la tête entre les mains ; des mèches de cheveux vinrent lui chatouiller le front. « Je vous avertis, Paul, si on entend le moindre bruit, ou même si moi j’entends quelque chose et pense que l’autre risque d’avoir aussi entendu, je le tuerai ou les tuerai, vous après, et moi. »

Elle se redressa. Elle avait les yeux exorbités, le front en sueur, du jaune d’œuf au coin des lèvres.

« N’oubliez pas, Paul. »

Il hochait la tête pour acquiescer, mais elle ne le vit pas ; elle était déjà partie.

Une Chevrolet Bel Air, ancienne mais bien entretenue, venait de se garer derrière la Jeep d’Annie. Paul entendit une porte que l’on ouvrait et refermait bruyamment quelque part. Elle émit ce bizarre couinement interrogatif qu’il attribuait à celle du placard dans lequel elle rangeait ses vêtements pour l’extérieur.

L’homme qui descendit de la Chevrolet était lui aussi d’un certain âge et bien conservé : le type même du Coloradien, si l’expression avait un sens, se dit Paul. Il avait l’air d’avoir soixante-cinq ans mais pouvait aussi bien en compter quatre-vingts. On l’imaginait volontiers comme le doyen des actionnaires d’un cabinet d’avocats ou le patriarche en semi-retraite d’une entreprise familiale de construction ; plus vraisemblablement, il était propriétaire de ranch ou agent immobilier. II devait être républicain, mais du genre à ne jamais poser un autocollant sur ses pare-chocs ni à porter des chaussures italiennes à bouts pointus ; sans doute avait-il quelque poste officiel en ville et était-il ici en visite officielle, car il n’y avait que pour raison officielle qu’un homme comme lui et une femme vivant aussi à l’écart que Annie Wilkes pussent se rencontrer.

Paul aperçut cette dernière qui se hâtait dans l’allée, plus soucieuse de l’intercepter que d’aller courtoisement à sa rencontre. Voici que se produisait finalement quelque chose qui ressemblait beaucoup à ce qu’il avait imaginé récemment. Non pas un flic, mais un personnage représentant l’autorité. L’autorité était arrivée jusqu’à Annie, et cet événement concourrait inévitablement à lui raccourcir la vie.

Pourquoi ne pas l’inviter à entrer, Annie ? pensa-t-il avec un effort pour ne pas s’étouffer avec le chiffon à poussière. Pourquoi ne pas l’inviter pour lui montrer votre oiseau africain ?

Pas de danger. Elle n’inviterait pas davantage l’homme d’affaires des Rocheuses qu’elle n’amènerait Paul à l’aéroport de Denver avec un billet de première classe pour New York dans la poche.

Elle se mit à parler avant même d’être à sa hauteur, son haleine lui sortant de la bouche en bulles de bande dessinée qui n’auraient pas eu de légendes. Il tendit une main élégamment gantée de noir. Elle y jeta un bref coup d’œil, plein de mépris, et se mit à agiter un doigt sous le nez de l’homme, tandis que de nouvelles bulles sans légendes montaient de ses lèvres. Elle finit d’enfiler son parka et interrompit son geste du doigt pour remonter la fermeture à glissière.

L’homme mit la main dans la poche de son manteau et en sortit un papier. Il le lui tendit, presque comme s’il s’en excusait. Paul avait beau n’avoir aucun moyen de savoir de quoi il s’agissait exactement, il était sûr que Annie avait un adjectif pour le qualifier. Biscornouille, peut-être.

Elle le précéda dans l’allée, toujours en parlant. Ils sortirent de son champ de vision, mais il apercevait toujours leurs ombres portées comme des papiers découpés sur la neige. Elle avait agi intentionnellement, comprit Paul, déprimé. Si lui ne pouvait les voir, Mr Rancho Grande n’aurait pas l’occasion de jeter un coup d’œil par la fenêtre de la chambre d’ami et de le voir, lui.

Les ombres s’agitèrent pendant encore cinq minutes sur les talus enneigés de l’allée. A un moment donné, Paul entendit même la voix d’Annie, grossie par la colère, criant des menaces. À Paul, ces cinq minutes parurent sans fin. Il avait les épaules douloureuses et il s’aperçut qu’il n’avait aucun moyen de changer de position pour se reposer ; après lui avoir passé les menottes, elle s’était arrangée pour les attacher aux montants du lit.

Mais le pire était le chiffon à poussière dans sa bouche. La puanteur du produit nettoyant lui donnait mal à la tête et il sentait la nausée le gagner peu à peu. Avec une détermination farouche, il s’employa à l’empêcher d’aller plus loin. Il n’avait aucune envie de s’étouffer à mort, les bronches pleines de vomi, tandis que Annie se disputait avec un officiel âgé de la ville qui faisait rectifier sa coupe de cheveux chaque semaine chez le coiffeur du coin et portait probablement des caoutchoucs par-dessus ses richelieux durant tout l’hiver.

Une désagréable sueur froide lui coulait du front quand ils firent leur réapparition. C’était maintenant Annie qui tenait le papier. Elle suivait Mr Rancho Grande, agitant un doigt dans son dos, les bulles vides de bande dessinée se succédant hors de sa bouche. Mr Rancho Grande évitait soigneusement de se tourner pour la regarder. Il gardait une expression à la neutralité étudiée. Seules ses lèvres, pincées au point de se réduire à un simple trait, trahissaient quelque chose de ses émotions intérieures. De la colère ? Peut-être. Du dégoût ? Oui. C’était sans doute plus près de la vérité.

Vous vous dites qu’elle est cinglée ; vous et les copains avec lesquels vous jouez au poker – autrement dit la petite bande de notables qui contrôle ce patelin –, vous avez probablement tiré au sort pour savoir lequel d’entre vous se taperait cette corvée. Personne n’aime apporter de mauvaises nouvelles à une cinglée. Mais, cher Monsieur Rancho Grande, si vous saviez à quel point celle-ci est cinglée, je crois que vous ne lui tourneriez pas le dos avec autant de calme !

L’homme remonta dans la Bel Air. Il referma la portière. Annie se tenait à côté du véhicule, agitant toujours le doigt devant la vitre remontée. Paul distingua quelques paroles : « … puisque vous vous croyez si malins ! »

La Chevrolet partit lentement en marche arrière dans l’allée. Mr Rancho Grande évitait ostensiblement de regarder Annie, qui lui montrait les dents.

Plus fort encore : « Vous vous prenez donc pour un caïd ! »

Soudain elle donna un coup de pied dans le pare-chocs avant de la Bel Air de Mr Rancho Grande, assez fort pour faire tomber un paquet de neige sale collé sous l’aile. Le vieil homme, qui regardait par-dessus son épaule pour faire sa marche arrière, tourna brusquement la tête vers elle, ayant perdu l’expression de neutralité qu’il avait réussi à conserver pendant toute la durée de sa visite.

« Eh bien moi, je vais vous dire quelque chose, espèce de sale oiseau ! Même les gros caïds doivent se déculotter pour aller aux toilettes ! Eh, qu’est-ce que vous pensez de ça ? »

Quoi qu’il en pensât, Mr Rancho Grande se garda bien de donner à Annie Wilkes la satisfaction de le lui montrer. L’expression de neutralité retomba sur sa figure aussi sèchement que la visière d’une armure. Puis il disparut du champ de vision de Paul.

Elle resta quelques instants où elle se trouvait, poings sur les hanches, puis revint à grands pas vers la maison. Il entendit la porte de la cuisine s’ouvrir, puis une détonation lorsqu’elle la referma.

Eh bien, il est reparti, se dit Paul. Mr Rancho Grande est reparti et je suis toujours là. Oh oui ! et bien là.

 

Misery
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